5

 

En prévision des grands froids qu’ils allaient devoir affronter, Astyan et Anéa se munirent de fourrures chaudes, ainsi que de viandes et de fruits séchés. Conscients des périls de leur odyssée, ils emportèrent leurs arcs et de lourds épieux. Leurs flèches, dont ils avaient coulé les pointes dans le métal, avaient prouvé leur efficacité ; de même, ils s’étaient forgé chacun un nouveau glaive et un poignard, dont ils avaient travaillé la résistance. Ces armes étaient ignorées par la tribu des Vrais Hommes. Mais qu’en était-il de ces autres clans mystérieux dont Anéa avait eu la révélation ? Ils devaient être prêts à affronter toute éventualité.

Peut-être parce qu’il était un homme, Astyan eut plus de difficulté à quitter sa mère. Il n’avait pas eu besoin de lui expliquer la raison de leur départ. Elle la connaissait déjà, sans doute depuis le jour même où elle avait croisé l’homme qui l’avait fécondée. Haevya et Ephyra retinrent leurs larmes jusqu’à ce que la forêt se refermât sur les jeunes gens. Alors elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant.

 

Tandis qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs humides et glauques de la forêt des Nuages, Astyan ne parvenait pas à se défaire de son humeur sombre. Mais la nature enthousiaste d’Anéa balaya peu à peu sa morosité et son anxiété.

— Ne sois pas triste, Astyan. Les esprits des arbres les protégeront. Et puis je suis sûre que nous reviendrons. Nous triompherons de l’épreuve.

— Nous ignorons en quoi elle consiste.

— Mais c’est une aventure extraordinaire ! Nous allons enfin apprendre pourquoi nous sommes nés, rencontrer d’autres êtres qui nous ressemblent. Et le plus important n’est-il pas que nous soyons toujours ensemble ?

Astyan consentit à sourire. Elle avait raison : la seule épreuve qu’il redoutait vraiment, c’était d’être séparé d’elle. Tant qu’ils resteraient unis, rien ne prévaudrait contre eux.

 

Au cours de leurs longues parties de chasse, ils s’étaient rarement aventurés au-delà de la vallée suspendue où vivaient les khobas. C’étaient de petits plantigrades de couleur grise, au ventre blanc, qui nichaient dans des arbres gigantesques et se nourrissaient de feuilles parfumées. Plus loin, la forêt s’élevait vers des sommets couronnés de nuages chassés par les vents. À mesure qu’ils prirent de l’altitude, les arbres firent place à des arbustes chétifs, à demi dévorés par les antimiones, les chèvres farouches des cimes, à la robe d’un gris pâle tacheté de noir. Astyan et Anéa en aperçurent une petite harde, qui s’enfuit à leur arrivée. Jamais ils ne purent les approcher.

Le lendemain les arbustes disparurent, dévoilant une étendue chaotique et rocailleuse semée d’herbe rase, cernée de montagnes fantomatiques noyées dans les brumes. Un ouragan glacial les saisit, qui les obligea à revêtir leurs fourrures. Une sensation étrange les envahit peu à peu. Depuis plus de dix années, ils n’avaient pas quitté la protection de la forêt, où régnait toujours une chaleur tiède et humide, où l’horizon se limitait aux frondaisons proches. Là au contraire, la vue portait jusqu’à l’infini, s’ouvrait sur les perspectives impressionnantes des deux massifs montagneux qui, de part et d’autre, surplombaient la vallée étroite, l’écrasant de leurs contreforts colossaux. Inquiète, Anéa prit la main de son compagnon. Pourtant, selon leur vision, ils devaient bel et bien franchir le col qui menait au-delà de ces massifs. Surmontant leur malaise, ils se lancèrent à l’assaut des pentes abruptes, suivant par instants les sentiers tracés depuis l’aube des temps par les antimiones.

Vers le soir, après plusieurs heures d’une ascension pénible, ils atteignirent un endroit couvert de plaques de neige durcie, sous lesquelles coulaient des torrents tumultueux dévalant des hauteurs. C’était la première fois qu’ils voyaient de la neige d’aussi près. Le soleil du matin n’était plus qu’un souvenir. Derrière eux, la forêt lointaine s’était effacée sous un brouillard épais qui rampait vers eux comme un monstre silencieux et inquiétant.

Malgré leur fatigue, ils accélérèrent l’allure. Ils devaient avoir franchi le col avant la nuit, et elle tombait très vite en cette saison. Les vents piégés par les montagnes dévoilaient par intermittence des lambeaux de paysage, que les brumes dévoraient l’instant d’après. Parvenus au sommet, ils distinguèrent un contrefort escarpé, bordé d’un précipice vertigineux qui plongeait dans les ténèbres situées au-delà du col.

Anéa se serra frileusement contre son compagnon.

— On dirait que nous sommes arrivés au bord du monde, dit-elle.

En effet, l’autre versant de la montagne, noyé dans un brouillard intense, semblait marquer la limite de la terre.

Ils s’adossèrent à un escarpement rocheux afin de ne pas être déséquilibrés par l’ouragan, et tentèrent de discerner l’amorce d’un sentier, mais en pure perte. Par moments pourtant, une vague lueur rougeoyante perçait l’épaisse couche nuageuse.

— C’est peut-être la demeure du soleil, suggéra Anéa d’un ton inquiet. Nous sommes allés trop loin. Il n’y a plus rien au-delà.

Astyan ne répondit pas. Enfant, il avait entendu les vieux de la tribu raconter que la chaîne des montagnes du couchant marquait la frontière du monde des hommes. Alors, s’il n’existait aucun chemin pour continuer, que devaient-ils faire ?

— Il nous faut trouver un abri pour la nuit, décida-t-il. On n’y voit déjà presque plus rien.

Prudemment, ils s’engagèrent sur le contrefort qui longeait le massif nord. Avec un peu de chance, ils découvriraient une anfractuosité qui les protégerait de l’ouragan glacé. Il était hors de question d’allumer un feu au sein de ce blizzard.

Soudain, le long de la paroi rocheuse, ils distinguèrent ce qui ressemblait à une caverne. Ils dégainèrent leurs glaives et s’approchèrent avec précaution : peut-être s’agissait-il du repaire d’un ours ou d’un lion de montagne. La visibilité était quasiment nulle. Ils pénétrèrent dans la grotte, les sens aux aguets, mais rien ne se manifesta.

L’antre, abrité du vent, leur permit d’allumer une torche. Une rapide exploration leur confirma que les lieux n’étaient pas occupés. Anéa frissonna.

— Cet endroit ne me dit rien qui vaille, Astyan. Regarde ! Cette caverne s’enfonce dans les entrailles de la montagne. Qui sait ce qu’il y a à l’intérieur ?

— Nous ne pouvons pas passer la nuit dehors. Rassure-toi, nous resterons à proximité de l’entrée.

Elle acquiesça. Une odeur d’humidité et de moisissure imprégnait les lieux, mais au moins, ils seraient protégés des rafales glacées de la montagne. Astyan alluma un maigre feu avec les morceaux de bois dont il s’était muni dans l’après-midi. Après un repas frugal, ils s’enveloppèrent dans leurs fourrures, blottis l’un contre l’autre. Malgré l’inquiétude sournoise qui les tenaillait, la fatigue eut bientôt raison d’eux, et ils sombrèrent dans le sommeil.

 

Anéa s’éveilla la première. Elle crut tout d’abord que le jour s’était déjà levé, mais elle avait la sensation de n’avoir que très peu dormi. Elle se frotta les yeux et ne put retenir un cri de frayeur : une lumière étrange émanait de l’intérieur de la caverne, une clarté glauque, angoissante, qui dévoilait un gouffre chaotique, dominé par d’énormes parois rocheuses en surplomb, que n’avait pu leur révéler la lueur de la torche la veille. Une sensation d’étouffement, d’écrasement, la saisit. Des vapeurs rampantes semblaient sourdre de la roche elle-même.

Elle devait rêver. Angoissée, elle se tourna, vers l’ouverture de la caverne : au-dehors régnait une obscurité totale. Elle se souvint que c’était la période où le disque d’argent de la lune disparaissait totalement avant de renaître. De plus, le brouillard épais avait gagné le col lui-même. Si un danger survenait, ils ne pouvaient même pas fuir par là. Le sentier de chèvre qu’ils avaient emprunté longeait un précipice insondable ; un faux pas, et c’était la chute dans le néant. Elle secoua l’épaule d’Astyan, qui s’éveilla à son tour. Les yeux embrumés de sommeil, il contempla le phénomène, incrédule.

— Astyan, j’ai peur ! D’où vient cette lumière ?

— Je n’en sais rien.

Il rejeta la couverture de fourrure, saisit son glaive et se leva. Inquiète, elle l’imita.

— Nous avons peut-être dérangé le dieu de la montagne, avança-t-elle timidement.

Tout à coup, un grondement guttural monta des profondeurs. Anéa se réfugia contre son compagnon. Astyan aurait voulu ne pas éprouver cette terreur liquide qui lui broyait à présent les entrailles. Tout cela n’était pas normal : si un monstre vivait dans cet antre, ils auraient dû remarquer ses traces sur le sol de l’entrée. Or il n’y avait rien.

— Peut-être existe-t-il une autre issue, risqua Anéa, qui avait suivi mentalement son raisonnement.

— Si c’est le cas, il ne peut nous voir. Le feu est éteint. Ne bouge pas !

Cependant le grondement s’amplifia, faisant résonner les échos de la caverne. Ils n’apercevaient toujours rien. Le bruit semblait provenir de tous les côtés à la fois. Soudain Anéa hurla :

— Regarde ! On dirait que les roches bougent !

— Ce ne sont pas des roches, murmura-t-il.

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Anéa d’une voix tremblante.

— Je… je ne sais pas.

Il avala sa salive pour retenir un cri de frayeur. En contrebas se matérialisait la créature la plus horrible qui se pût imaginer. Ce qui ressemblait à des rochers n’était rien d’autre que les anneaux d’une carapace pourvue de pattes nombreuses grâce auxquelles la chose se déplaçait. La queue se terminait par un dard énorme, plus long que le bras d’un homme. On eût dit une espèce de scorpion géant. Soudain la Bête se redressa, dévoilant un aspect semi-humain. Le buste s’ornait d’une poitrine de femme à la peau grisâtre. La tête hideuse se hérissait de cheveux mouvants semblables à des serpents. La créature était pourvue de trois paires de bras aux longs doigts terminés par des griffes. Lorsqu’elle dirigea son regard sur le couple, ses yeux effilés semblèrent jeter des éclairs.

— Par la déesse-mère ! murmura Astyan. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vite. Allons-nous-en ! supplia Anéa.

Astyan saisit leurs affaires, prit la main de sa compagne, et se rua vers l’entrée de la caverne. Mieux valait l’incertitude de la nuit et du périlleux sentier de chèvre que d’affronter l’abomination. Mais à peine avaient-ils fait un pas vers l’entrée que le sol vibra sous leurs pieds. Avec horreur, ils virent la roche se fracturer et s’ébouler devant les ténèbres nocturnes, leur interdisant toute retraite. Ils étaient pris au piège. Derrière eux, la Bête gravissait la pente menant à la plate-forme sur laquelle ils se trouvaient. Elle poussa une sorte de feulement rauque, tandis que ses yeux d’un rouge luisant les contemplaient.

— Astyan, gémit Anéa, mes visions ne m’ont jamais montré de créature semblable. Que pouvons-nous faire ?

Il se plaça devant elle. La Bête le fixa. L’instant d’après, il lui sembla que ses jambes s’alourdissaient, se fondaient à la roche. Il marmonna avec difficulté :

— Fuis, Anéa !

Abritée derrière son compagnon, elle comprit immédiatement ce qui se passait : à l’instar des serpents fascinant les oiseaux, la gorgone immobilisait Astyan. Sans regarder le monstre, elle plaça ses mains devant les yeux du jeune homme. Aussitôt, sa sensation de lourdeur disparut.

— Nous devons éviter de la regarder ! lui hurla la jeune femme.

Reprenant ses esprits, Astyan étudia très vite les lieux.

— Là, il y a un passage !

Sur leur droite s’amorçait une corniche chaotique s’étirant le long de la paroi rocheuse. Elle n’était pas assez large pour permettre à la créature de s’y aventurer. Sans hésiter, ils abandonnèrent leurs affaires et bondirent sur la sente, armés de leurs épieux et de leurs glaives. Les hurlements de la Bête redoublèrent. S’aidant de ses multiples bras, elle progressait vite, s’agrippant aux rochers, ses griffes démesurées faisant entendre un cliquetis angoissant.

— Elle va nous rattraper, gémit Anéa.

En raison de la lumière verdâtre, Astyan et sa compagne ne s’aperçurent pas tout de suite que le sentier se terminait sur un cul-de-sac, le long de la paroi. Bientôt, ils furent acculés à la roche. Ils firent face à la Bête, qui rampait inexorablement vers eux, leur coupant toute retraite.

Affolé, Astyan chercha une issue. En contrebas de la corniche, un éboulement de rochers rejoignait la fosse glauque d’où était sortie la gorgone, et où stagnaient des vapeurs méphitiques. S’il parvenait à attirer la créature vers lui, peut-être Anéa parviendrait-elle à trouver une sortie et à se sauver. Il hurla pour couvrir les grondements.

— Ecoute ! Nous allons nous séparer. Je vais attirer son attention sur moi. Pendant ce temps, tu gagneras l’entrée de la caverne et tu tenteras de te glisser au-dehors. Il doit subsister un passage. À l’extérieur, elle ne pourra pas te suivre.

— Jamais ! Je refuse de t’abandonner !

— FAIS CE QUE JE TE DIS ! Il faut que l’un de nous survive.

— Astyan !

Il la bouscula sans ménagement. Elle avait juste le temps de s’esquiver. Lui-même sauta à bas de la corniche et atterrit souplement sur une dalle rocheuse qui surplombait la fosse où flottaient les vapeurs glauques. La Bête tourna la tête dans sa direction et rampa vers lui.

Anéa était sauvée. Astyan la vit rebrousser chemin vers la sortie. Avec un peu de chance, elle pourrait se faufiler au travers de l’éboulement. Il bondit dans la fosse.

Soudain, une idée fulgurante et insensée lui traversa l’esprit. Il ne pouvait affronter le monstre ainsi : le moindre de ses regards de feu le paralyserait, le livrant à sa merci. Obéissant à son intuition, il défit rapidement sa ceinture de toile et la noua autour de ses yeux. Il devait se concentrer très vite, faire appel à toutes les forces qu’il sentait bouillonner en lui.

Et il vit. Avec le regard de l’esprit. La forme monstrueuse n’était plus qu’à quelques pas de lui, mais les lueurs rouges qui jaillissaient de ses pupilles ne pouvaient plus l’immobiliser. La créature cracha un hurlement de dépit et se rua dans sa direction, tentant de refermer ses trois paires de bras sur lui. Astyan esquiva et riposta d’un vigoureux coup de glaive, qui trancha une main du monstre. Un sang vert, à l’odeur putride, coula sur la roche qui se mit à grésiller. La Bête poussa un effroyable cri de douleur et fit face.

De son côté, Anéa avait atteint l’entrée de la caverne. Elle se retourna, l’esprit en déroute. Au fond de l’arène glauque, le monstre avait acculé Astyan entre deux énormes rochers couverts d’une mousse luminescente. Elle comprit que, malgré sa vaillance et sa force, il ne pourrait tenir longtemps. Et surtout, elle prit conscience qu’elle fuyait, qu’elle l’avait abandonné. Alors, elle s’empara de son épieu et descendit à son tour dans le gouffre.

Avec surprise, la jeune femme sentit bientôt des objets étranges craquer sous ses pieds. Un coup d’œil lui apprit qu’il s’agissait d’ossements humains et animaux. Devant elle, l’énorme dard s’agitait, au bout du long corps à la carapace luisante, dont émanait une odeur fétide. Surmontant son dégoût, Anéa chargea et bondit sur la carapace. De toutes ses forces, elle s’arc-bouta pour enfoncer son épieu entre les épaules de la créature. Soudain, elle ressentit une douleur inimaginable dans le dos. Avec horreur, elle vit une chose noire et pointue ressortir par sa propre poitrine. Un flot de sang lui envahit la gorge. Elle comprit que le dard de la Bête l’avait frappée par-derrière.

Astyan avait vu la scène. Il avait voulu prévenir Anéa, il avait hurlé, mais elle ne l’avait pas entendu. Comme dans un cauchemar horrible, il vit le dard gigantesque se redresser, soulever le corps de sa compagne. Alors une colère terrible le saisit. Sans faire attention aux bras qui tentaient de le happer, il se rua sur la créature, leva son glaive et frappa. De toutes ses forces. De toute sa fureur. Sous le coup la tête éclata, se fendit et roula sur le sol, où les serpents continuèrent à se tortiller en sifflant. Puis il enfonça profondément son épieu dans la poitrine de la créature hideuse.

Le corps décapité s’agitait en tout sens, tentant dans un dernier effort de saisir l’agresseur, mais Astyan se déroba et se précipita vers Anéa. D’un coup sec, il trancha la base du dard, qui demeura planté dans le corps de la jeune femme. L’abomination eut un dernier soubresaut d’agonie, puis s’effondra dans un fracas qui souleva une poussière née des ossements écrasés par sa masse.

Sans même sentir les larmes qui ruisselaient sur ses joues, Astyan emporta avec précaution sa compagne à l’autre bout de l’arène et la déposa sur le sol. Il s’agenouilla à ses côtés. Un filet de sang coulait de la bouche de la jeune femme. Elle respirait avec peine.

— C’est trop tard, Astyan, souffla-t-elle. Je voulais… je voulais mourir avec toi.

Le jeune homme poussa un gémissement de douleur. La vie ne lui importait plus désormais. Anéa ne survivrait pas à son horrible blessure.

Maladroitement, il essuya le sang qui maculait la poitrine d’Anéa autour du dard immonde. Le regard de la jeune femme s’accrochait désespérément au sien, puis il s’éteignit. Bouleversé, Astyan s’écroula sur le corps sans vie. Leur voyage devenait inutile à présent. De lourdes larmes roulèrent sur ses joues. Peu à peu, la lumière glauque s’atténua.

Mais il se révolta soudain, Anéa ne pouvait pas mourir. Les dieux ne permettraient pas une telle injustice ! Alors, tandis que la lumière déclinait encore, il saisit le corps inerte de sa compagne et le secoua avec rage, hurlant et pleurant à la fois.

— Anéa ! Anéa ! Tu dois vivre, tu dois vivre !

Tout à coup la jeune femme se mit à gémir. Elle le regarda, affolée, puis recula.

— Arrête ! Tu me fais mal !

— Anéa ? Tu… tu es vivante ?

Elle porta la main entre ses seins, surprise de ne pas y trouver le dard, ni même aucune trace de sang. Astyan la contempla, abasourdi : elle ne portait aucune trace de blessure. Pourtant un instant auparavant elle était morte, le corps transpercé par l’aiguillon de l’ignoble créature. Il en était sûr. Était-il en train de devenir fou ? Anéa essuya tendrement les larmes qui ruisselaient des yeux de son compagnon.

— Calme-toi ! Tu vois, je n’ai rien.

— Mais que nous est-il arrivé ? demanda-t-il.

Il regarda autour de lui avec stupéfaction. La seule lueur qui éclairait les lieux était celle du foyer qu’ils avaient allumé la veille, et qui brûlait encore faiblement. Pourtant, tout à l’heure, il était éteint…

Anéa fut secouée d’un sanglot et se jeta dans ses bras. Il lui caressa les cheveux.

— Je crois que je comprends, dit-il enfin. Nous avons fait un cauchemar. Seulement un cauchemar.

Inquiets, ils étudièrent les lieux. Ils se trouvaient à l’endroit même où ils s’étaient endormis quelques heures plus tôt, une faible lueur annonçant le jour prochain illuminait la caverne avec parcimonie. Aucun éboulement n’obstruait l’entrée.

— C’était un cauchemar… répéta-t-il comme pour s’en convaincre.

Ils se blottirent l’un contre l’autre, heureux de sentir leurs chaleurs se mêler, leurs peaux se toucher. Cependant, ils ne purent retrouver le sommeil. Lorsqu’elle fut remise de ses émotions, Anéa dit doucement :

— Croyais-tu que je pouvais te laisser te sacrifier ? Ce n’était peut-être qu’un cauchemar, mais jamais je ne t’aurais abandonné derrière moi. Je ne pourrais pas vivre sans toi. Ma vie n’aurait plus aucun sens.

Il posa ses lèvres sur les siennes et l’embrassa longuement. Elle se serra encore plus fort contre lui. Il lui tardait de quitter cette maudite caverne. Pourtant, une idée étrange subsistait en elle : la sensation obscure que la mort aurait pu les saisir là, si elle n’était pas retournée sur ses pas lorsqu’il lui avait hurlé de fuir. Puis elle sourit ; c’était ridicule. Tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve, une hallucination qu’ils avaient partagée. Ce n’était pas la première fois.

 

Dès que la lumière du jour naissant fut suffisante, ils plièrent bagage et sortirent. Ils ne virent pas, au cœur de la caverne, la masse informe d’une carapace prolongée d’un corps de femme à six bras s’illuminer un court instant d’une lueur glauque, puis se dissiper dans le néant sans laisser de trace.

Comme si elle n’avait jamais existé.

L'Archipel Du Soleil
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